Entretien de Laurent Fabius avec le journal Le Monde [ar]

Extraits de l’interview de Laurent Fabius avec le Monde (09 mai 2013)

Quel bilan tirez-vous de l’action extérieure de la France ?

Je juge notre bilan de politique étrangère dans l’ensemble positif. Conformément à notre engagement, nous nous sommes retirés militairement d’Afghanistan pour nouer avec ce pays une coopération civile. L’intervention au Mali a été plus qu’utile : déterminante. Nous avons opéré une réconciliation avec plusieurs Etats importants avec lesquels la France était en froid – Algérie, Chine, Japon, Mexique, Pologne, Turquie. La reconnaissance du statut d’Etat non membre observateur à l’ONU pour la Palestine constitue aussi une avancée.

D’autres initiatives de fond ont été prises qui vont dans le bon sens, telles que la mise en place de la diplomatie économique, l’adaptation de notre réseau diplomatique au monde du XXIe siècle, notre politique d’appui au développement et à la francophonie, et, même si elle doit être amplifiée, une nette avancée au plan européen vers le binôme "sérieux budgétaire/croissance".

Il faut bien comprendre que le contexte international a changé, et que c’est dans ce cadre nouveau que notre puissance d’influence peut s’exercer. Les années 1990 étaient celles d’une mondialisation confiante, après la chute du mur de Berlin, les années 2010 sont celles d’une mondialisation méfiante. Parce qu’il y a eu la crise financière, qui a alimenté une crispation des souverainetés. Parce que la répartition de la puissance évolue au sein du système international, mais sans qu’on puisse exactement en prévoir l’issue. Parce que le couple Chine/Etats-Unis fascine, avec d’un côté une puissance renaissante et de l’autre une puissance réticente, mais cela reste assez indécis. Parce que l’évolution des transitions arabes ajoute à cette perplexité.

Nous vivons donc une période que j’appellerais d’hésitation stratégique, qui conduit à un monde attentiste, au moment même où les problèmes de fond s’accumulent et exigeraient des réponses claires et concertées. Dans ce contexte, la France doit jouer pleinement son rôle de puissance d’influence, une puissance repère, qui contribue à résoudre cette crise de l’ambition collective.

Sur la Syrie, crise majeure dans la région la plus troublée de la planète, la France n’a-t-elle pas une position attentiste ?

La tragédie syrienne, si elle se poursuit, peut être la pire catastrophe humanitaire et politique de ce début de siècle. Les morts, les blessés, les déplacés, les réfugiés se chiffrent par centaines de milliers en Syrie ou dans les pays voisins. Si on ne porte pas un coup d’arrêt au conflit, c’est l’éclatement du pays qui se profile, l’ultra-radicalisation sectaire des deux camps, la déstabilisation de toutes les composantes de cette zone déjà éruptive. Le chaudron syrien constitue, avec le nucléaire iranien – et d’ailleurs les deux sont liés –, la plus grande menace actuelle contre la paix.

Seuls, nous ne pouvons résoudre ce conflit, mais nous sommes constamment à l’initiative. Nous entendons poursuivre selon quatre orientations. D’abord, continuer de pousser une solution politique : les Etats-Unis doivent pleinement s’engager, les discussions avec la Russie se renforcer ; nous proposons depuis longtemps un Genève II, faisant suite à la réunion de Genève en juin 2012 qui avait failli réussir.

Deuxième décision, nous allons augmenter notre soutien envers l’opposition modérée, la Coalition nationale syrienne qui doit s’élargir, s’unifier et garantir clairement à chaque communauté le respect de ses droits en cas de changement de régime. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, nous proposons de classer comme "organisation terroriste" au sens de l’ONU le Front Al-Nosra, opposé à Bachar Al-Assad mais filiale d’Al-Qaida.

Troisième décision, discuter avec nos partenaires européens de l’embargo sur les armes. D’un côté, il n’est pas question que les résistants et les civils continuent d’être bombardés : ils demandent légitimement les moyens de se protéger. De l’autre, on ne peut pas leur fournir d’armements susceptibles de tomber dans les mains du régime ou de mouvements terroristes. Enfin, nous sommes en train de préciser nos enquêtes et nos plans d’action face à la possibilité d’utilisation par Assad d’armes chimiques. Il faut bouger et bouger vite. François Hollande avait dit que l’utilisation d’armes chimiques entraînerait une réponse "fulgurante". Or il semble que certaines aient été utilisées... Il existe des indices en ce sens mais pas de preuves. Nous creusons cette question importante.

Après l’embarras lors des révoltes à Tunis et au Caire puis l’intervention en Libye, la France ne s’est-elle pas alignée sur l’embarras américain sur la Syrie ?

Je ne le crois pas. Ces transitions arabes prendront du temps. Les situations ne sont pas les mêmes selon les pays. Nous soutenons ces mouvements, les causes, les valeurs qui les ont animés. Nous les soutenons sur le plan économique, politique, et en même temps nous voulons le respect de deux principes : les libertés fondamentales (droit d’expression, droits des femmes...) et la possibilité d’alternance, le pluralisme. Ces peuples doivent pouvoir librement décider s’ils veulent continuer, accélérer ou prendre un autre chemin.

En Syrie, la radicalisation militaire de Damas et islamiste au sein de l’opposition n’invalide-t-elle pas ces deux années d’attentisme ? Ne fallait-il pas intervenir militairement ?

Depuis un an, nous avons organisé la grande conférence des amis de la Syrie à Paris et été les premiers à reconnaître la Coalition nationale syrienne. Nous avons été très actifs dans l’aide humanitaire. Nous avons aussi, les premiers, accrédité un ambassadeur de la Coalition à Paris. Nous avons soutenu Moaz Al-Khatib, le président de la Coalition, dans sa proposition courageuse de dialogue avec certains éléments du régime. Nous avons participé, et j’étais moi-même un de ceux qui ont tenu la plume, à "Genève I". Nous faisons partie du noyau de ceux qui peuvent peser.

Quel est le niveau d’engagement des Iraniens aux côtés du régime syrien ?

Considérable. Il existe d’ailleurs une certaine relation entre la question du nucléaire iranien et les affrontements en Syrie. Si la communauté internationale n’est pas capable d’arrêter un mouvement dans lequel les hommes d’Assad sont soutenus puissamment par les Iraniens, quelle sera notre crédibilité pour assurer que l’Iran ne se dotera pas de l’arme nucléaire ?

A quel horizon pensez-vous que l’Iran puisse se doter de l’arme nucléaire ?

Pas avant les élections iraniennes de juin. Nous sommes totalement hostiles à la dissémination nucléaire. Si l’Iran se dote de l’arme nucléaire, d’autres en feraient de même dans cette région. L’Iran peut parfaitement utiliser le nucléaire civil, mais pas acquérir la bombe atomique. Pour l’éviter, il faut négocier et sanctionner.

Et en cas d’échec ?

Toutes les options sont sur la table, mais l’option souhaitable est que la négociation réussisse.

Concernant le Mali, l’opération militaire française est présentée comme un succès. Comment, maintenant, gagner la paix ?

Les améliorations sont considérables. Mi-janvier, tout le pays risquait de tomber sous la coupe cruelle des terroristes, menaçant la sécurité des Maliens et des pays voisins. Aujourd’hui, la plupart des terroristes sont neutralisés. La sécurité revient. Les élections se préparent. Cela ne signifie pas que tout soit réglé. Il reste à réussir le passage de la force africaine à la force de l’ONU, veiller à ce que le dialogue Sud/Nord soit une réalité, que Kidal ne soit plus une zone de non-droit, et faire en sorte que les élections aient lieu à leur date. Il reste à réussir la paix.

Est-ce que l’échec de la stabilisation en Afghanistan après une opération militaire réussie n’incite pas à la prudence sur l’après-guerre au Mali ?

Nous devons tirer les leçons du passé, même si les circonstances sont différentes. Eviter les buts d’opérations imprécis et changeants. Au Mali, les buts sont de bloquer les terroristes, de rétablir la sécurité et l’intégrité du pays, afin que le pays se développe dans la paix. Il faut aussi lier étroitement la sécurité, la démocratie et le développement. Lutter contre la corruption et la drogue. Ne pas tolérer d’exactions. Et éviter de devenir une armée d’occupation : c’est pourquoi nous avons dit que nous n’avions pas vocation à rester éternellement au Mali.

Insister pour organiser des élections en juillet, n’est-ce pas une erreur ?

Certainement pas. Le gouvernement et le président actuels sont des autorités de transition. Il faut des institutions durables et des élections légitimes.

Le Mali marque-t-il un retour à la politique traditionnelle de la France en Afrique ?

Sur le Mali, l’ensemble des pays africains a soutenu cette opération. J’ai participé à une grande réunion à Addis-Abeba, très émouvante, où la moitié des chefs d’Etat qui se sont exprimés ont terminé leurs propos en disant "Vive la France !". Jamais je n’avais entendu cela. On nous demande beaucoup de choses, à nous, la France. Nous faisons le maximum, mais nous n’avons pas vocation à intervenir partout.

publié le 10/01/2021

haut de la page